La dictature du bonheur

Dans une publication dans laquelle j’écris, nous étions interpelés à écrire / réfléchir sur le thème du système nerveux, qui englobe plusieurs aspects, notamment la dépression, l’anxiété, etc. J’ai choisi de m’attarder à la dépression, l’anxiété, ces parts d’ombre qui nous habitent et viennent cogner à nos portes, souvent sans crier gare et évidemment sans y être invité.

Comme je l’ai expérimenté, exploré, j’avais envie d’en parler sous un autre angle que celle de la maladie. D’ailleurs, les amérindiens l’appellent poétiquement la nuit noire de l’âme, l’âme qui appelle à la descente, qui susurre à notre oreille « écoute-moi, écoute-moi ». Cette façon de qualifier la dépression m’a rejoint, puisque pour moi la dé-pression fut le moment béni où mon corps, mon cœur, mon énergie et bien d’autres choses encore, ont flanchés devant la pression intenable que je m’infligeais, en souhaitant correspondre à une norme, une image de perfection inatteignable, bref, en tentant d’être une autre que celle que je suis.

Qui plus est, je me questionne beaucoup depuis quelques années, sur cet impératif du bonheur qui nous isole des autres, croyant à tort que quelque chose cloche en nous si nous sommes au dictature du bonheurprise avec la maladie, la tristesse ou l’angoisse. Dans ma vie, j’ai le privilège d’accompagner de nombreuses personnes qui vacillent, tremblent un peu, beaucoup, passionnément et qui, comme nous tous, ont peur de perdre l’équilibre. Ainsi, je leur rappelle et par le fait même, me le rappelle à moi-même, puisque que l’on enseigne le mieux ce que l’on a soif d’apprendre, que nous sommes des funambules en perpétuelle recherche d’équilibre, la perdant et la retrouvant en un incessant mouvement de balancier. La peur du déséquilibre, une peur prenante et si présente dans notre époque où l’on nous fait croire que le bonheur devrait être un état permanent. La « dictature du bonheur (1) » est le titre d’un documentaire que j’ai vu cette semaine et qui est si justement nommé en cette ère de positivisme à tout prix où l’on occulte tous les états d’âme plus « dark » qui nous traversent et demandent notre attention.

Ce n’est pas que j’en ai contre le bonheur, au contraire, tout comme vous, je le recherche et le savoure, cependant j’en ai contre le fait que le bonheur soit devenu une obligation à plein temps, alors que la traversée de moments difficiles dans ma vie, de moments de détresse, m’ont rendu plus forte et plus consciente de mon unicité et de mon universalité. Car unique et universel ne s’oppose pas, ils partagent la même étymologie. J’ai participé à plusieurs groupes et il y a toujours un moment jouissif où l’on se rend compte que notre histoire, que nous pensions si unique et différente des autres que nous n’osions la raconter, est en fait exactement la même que celle des quidams qui nous entourent, mais décliner en différentes expériences. La dépression, les périodes sombres ne faisant pas exception à la règle, comme le prouve la triste statistique qui dit que les canadiens sont les plus grands consommateurs d’antidépresseurs (2).

dictature du bonheurJe dis triste statistique parce qu’à l’instar de Christian Saint-Germain, qui a écrit Paxil Blues, je partage son constat à l’effet que nous sommes dans une société « où les compagnies pharmaceutiques s’enrichissent en nous normalisant, évacuant ainsi tout le sens caché derrière nos maux, nos crises d’angoisse, nos sentiments de panique, nos déprimes, nos tristesses qui ne sont pas passagères, nos cris emprisonnés, nos peurs du vide. Ainsi, nous vivons dans une époque qui a peu de tolérance envers l’excentricité et la créativité et les gens n’ont été aussi soucieux d’eux-mêmes au point de s’enfermer de leur propre gré dans la dépendance, avec l’assentiment de leurs proches. (3) »

Ajoutons à cela que nous sommes de plus en plus coupés de la nature, qui de tout temps, nous res_IMG_0519crappelait que tout change et se transforme et que tout passe, à l’instar des nuages qui passent dans le ciel. Oubliant que la nuit suit inévitablement le jour, l’automne cède sa place à l’hiver et l’accalmie vient toujours après la tempête et qu’il en est de même pour nous, qui ne voyons plus la nature comme un miroir reflétant et donnant du sens à ce qui se joue et se trame à l’intérieur de nous.

Comme directrice, grand-mère, herboriste ou tout simplement comme personne l’ayant déjà expérimenté, je ressens de plus en plus la responsabilité d’accompagner les personnes qui m’entourent dans les passages plus obscurs, les chemins plus sinueux de la vie. Sur ces La dictature du bonheurchemins où il y a parfois peu d’indications extérieures et où il nous faut trouver le courage « d’entrer dans la sombre forêt pour affronter les dragons, arracher la belle aux griffes du tyran, conquérir le trésor puis retourner à la maison (4) ». Au fil du temps, m’apparaît que la qualité de mon accueil, ma capacité à recevoir les larmes qui n’ont pas été versées, les peines qui n’ont pas été pleurées, les peurs et les cris qui n’ont pas été hurlés, dépend en grande partie de tout ce que j’ai pu accueillir de et en moi-même.  Suis-je descendu dans mes territoires inconnus, ai-je visité les appartements plus sombres de ma maison, les chambres aux serrures verrouillées que je dois ouvrir pour ensuite allumer la lumière du plafonnier et enfin regarder en face ce qui me fait si peur ? De grandes questions qui, à mon avis, font écho à celle-ci : pouvons-nous accompagner des gens dans des lieux où nous ne sommes jamais allés ? Comme le dit Carl Rogers; « J’ai un peu peur de lui, de pénétrer les pensées qui sont en lui, comme j’ai peur des profondeurs qui sont en moi (5) ».

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Je me rappelle une fois où je traversais, dans la vingtaine, une période d’angoisse qui durait depuis quelques mois, où « je pleurais de l’intérieur quelque chose d’indéfinissable (6) », où je portais une peur tapie dans l’ombre que je jugeais beaucoup trop effrayante pour pouvoir la regarder en face. J’ai eu la chance d’être accompagné par une travailleuse sociale, femme sage, un peu chamane, qui m’aidait à descendre dans l’ombre grandissante qui m’envahissait et à ouvrir la lumière afin de voir ce qui s’y trouvait. À ma grande surprise, ce qui y était dissimulé, était beaucoup moins terrifiant que tout ce que j’avais pu imaginer. Bien sûr, il y avait là un mélange de peine, de colère, de vieux monstres, mais d’y avoir fait face m’a conféré une telle impression de force, que cela m’a donné le goût de l’aventure intérieure. Ce fut pour moi le début d’une grande épopée, celle de la conquête de territoires inexplorés, de lieux mystérieux et secrets, parfois apeurants et bouleversants, mais aussi vivants, denses et fascinants. Cet évènement m’est toujours resté, depuis lorsque je suis terrifié devant un passage, une porte à ouvrir, une émotion ou une peur qui me submerge, comme j’ai déjà marché sur ce chemin, il y a en moi, un endroit calme où règne la sécurité. Paradoxalement, pendant que les saisons, les émotions, le temps passent, quelque chose d’indéfinissable et de stable s’installe en nous, à demeure.

Je sais dans mes cellules que de tout temps et pour chacune de nos quêtes ou passages, nous devrons affronter nos peurs, nos doutes, nos contradictions pour découvrir la fougue, le courage, la confiance et la foi et il semble que, sur ce chemin où nous passons tous, il n’y ait pas de raccourci possible, ni d’autres personnes pour le faire à notre place. Cependant, nous pouvons, au détour du chemin, accepter d’être accompagné par des guides en ayant fait l’expérience et qui par conséquent, peuvent nous donner quelques bonnes indications pour les virages plus difficiles et plus risqués.

De la même manière, j’apprends en continu qu’aider quelqu’un, le soutenir lors de grandes traversées, ce n’est surtout pas lui éviter la houle ou les grandes vagues, supprimer l’angoisse, la souffrance, l’épargner, lui enlever la part de risque inhérente à tout changement ou de lui promettre le bonheur. Au contraire, c’est l’aider à faire face à tout ce qui se joue, palpite, s’agite à l’intérieur de lui, ce qui par la suite, lui confèrera le sentiment de fierté, de solidité et de mieux-être. Je ne dis pas que ce soit simple, devant la souffrance de mes proches, je suis constamment confrontée à cet apprentissage qui me demande de discerner entre « le désir de sauver » et la capacité à être simplement là en présence.

D’autant plus que nous sommes teintés par cette culture dans laquelle nous sommes immergés et qui tente d’éliminer, d’occulter tout ce qui n’est pas de l’ordre du plaisir.Citation

Nous voulons rire sans pleurer, vivre de nouvelles aventures, mais sans rien perdre et sans le moindre risque. Or, il y a un cycle inéluctable pour tous les êtres vivants, nous compris; naître, croître et mourir. L’élément de vie et l’élément de mort sans cesse entrecroisés. Éros et Thanatos. Ce qui doit mourir en soi, ce qui est mort et qui doit renaître. Laisser mourir ce qui doit mourir pour que quelque chose de nouveau puisse vivre. Les grands maîtres disent : « Disparaître pour laisser la place à plus grand que soi. »

À mon avis, l’un des rôle primordial des guérisseurs et guérisseuses, quels qu’ils soient, c’est de dédramatiser, sans nier, la souffrance, l’angoisse, la peur, la déprime, de les englober dans quelque chose de plus vaste, de plus large afin de leur redonner du sens. De reconnaître que tout passe, que tout est rythme et cycle, que tout ce qui monte redescend, que des choses doivent mourir pour que d’autres naissent, que la peine côtoie le rire, que rien n’est bon, ni mauvais, ni beau, ni laid et qu’après la tempête, il y a toujours l’accalmie. Nous sommes beaucoup plus que des personnes qui souffrent. Lorsque, comme personne, nous sentons cela profondément, nous pouvons accompagner les autres dans leurs passages difficiles, sans les sauver et comme le dit si justement une femme que j’aime, dans son livre La déesse et la panthère, « sans vouloir guérir l’inguérissable, la vie dans tous ses état. (7). »

Manon Rousseau / novembre 2016

(1) http://www.telequebec.tv/documentaire/la-dictature-du-bonheur/
(2) http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/642902/ocde-antidepresseurs-augmentation
(3) La déesse et la panthère, Paule Lebrun
(4) Paxil blues, Christian St-Germain
(5) La relation d’aide, Carl Rogers
(6 et 7) Ibid  La déesse et la panthère, Paule Lebrun

 

 

4 réflexions sur « La dictature du bonheur »

  1. Chantal

    Comme je pense aussi que je fais face avec plus de sécurité à mes Demons, à mes détresses. Je fais plus confiance à lâ clarté qui revient, à la paix qui s’installe aprés avoir visité les coins sombres de mon étre. Tu écris tellement ce que je vis, merci belle Manon.

    Répondre
    1. Manon Rousseau Auteur de l’article

      Le plaisir de vieillir, des perles de sagesse trouvées ici et là sont la récompense et le cadeau des années à marcher sur le chemin…

    1. Manon Rousseau Auteur de l’article

      Merci Céline pour la beauté et la générosité de tes commentaires, ils me touchent…

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